Campagne de fouille 2010
Les enjeux du Déjeuner
Le 23 avril 1983, dans le parc du château du Montcel à Jouy en Josas, alors lieu de réception cossu entretenu par le mécène Jean Hamon et qui allait peu après devenir pour un temps celui de la Fondation Cartier, Spoerri organise une vaste performance. Un banquet réunit une centaine de personnes, parmi les happy few de l’art contemporain d’alors. Spoerri, fin cuisinier, fait préparer et servir des tripes et divers abats. Au milieu du repas, les plateaux des tables sont emmenés et déposés au fond d’une vaste tranchée, d’une quarantaine de mètres de long, que vient de creuser une pelleteuse. Tout est laissée en place : nappes, assiettes, couverts, verres, bouteilles, plats, vases de fleurs et même objets personnels intentionnellement déposés. De fait Spoerri a demandé à chaque convive d’apporter ses propres couverts et assiettes, sachant qu’ils resteraient là. Puis on recouvre de terre, d’abord à la pelle, puis à la pelleteuse, l’ensemble du repas, baptisé Déjeuner sous l’Herbe en référence au Déjeuner sur l’Herbe de Manet, lui-même faisant écho au Concert champêtre du Titien (d’abord attribué à Giorgione) – ces deux dernières toiles ne mettent toutefois en scène que quatre personnages, deux hommes vêtus et deux femmes dévêtues, ce qui ne fut pas le cas au château du Montcel, en cet avril frais et pluvieux.
Il est plusieurs interprétations de la performance de Spoerri – on disait alors happening. Officiellement, c’était une manière d’enterrer un dernier « tableau-piège » et d’en finir avec des réalisations qui risquaient de tourner au simple procédé, une tentation toujours redoutable pour un artiste – lequel doit pourtant veiller aussi à subvenir à ses besoins et à alimenter galeristes et agents. Pour certains, c’était aussi une manière d’enterrer les illusions d’une certaine Gauche branchée, au moment du tournant de la rigueur du gouvernement Mitterrand. Mais Spoerri a indiqué que la performance résultait également d’une sorte de pari avec le peintre sur toile Konrad Klapeck, qui avait moqué la faible espérance de vie matérielle des tableaux-pièges. En enterrant chacun une œuvre, les deux artistes pourraient ensuite faire le sol juge de leur longévité. L’histoire ne dit pas si Konrad Klapeck a effectivement enterré l’une de ses toiles, bien que cela paraisse peu probable. L’ironie est néanmoins que, bien que conservée jusqu’à présent (hormis les 6 mètres détruits par la fouille de 2010, puisque toute fouille est une destruction …), l’avenir de l’œuvre n’est pas assuré dans la mesure où, et son statut juridique, et celui de la propriété dans laquelle elle se trouve, ne sont nullement garantis. Enfin Spoerri a également évoqué à propos de cette œuvre l’assassinat de son père, Juif roumain, lors du pogrom de Iasi en juin 1941 au cours duquel 13.000 Juifs furent assassinés par les Gardes de Fer et leurs corps jetés dans des tranchées que la population juive avait été contrainte de creuser préalablement. Daniel Spoerri avait alors onze ans et sa mère réussit à regagner son pays d’origine, la Suisse, avec ses six enfants. Il deviendra d’abord danseur étoile à Berne, puis s’engagera dans le théâtre, avant de rejoindre à Pairs le groupe des Nouveaux Réalistes à la suite de sa rencontre avec Jean Tinguely. Il signa d’ailleurs le Manifeste du nom de ses deux parents : Spoerri-Feinstein.
Quant au repas lui-même, Spoerri, également créateur du Eat Art et cuisinier, avait veillé au menu, dans le sillage d’un certain nombre d’événements gastronomiques organisés par ses soins et du restaurant qu’il ouvrit un temps à Düsseldorf. En ce cas précis, le privilège donné aux tripes, oreilles de cochons, rognons blancs et autres abats (du moins tels qu’ils apparaissent écrits sur le menu officiel), qu’il n’avait cependant pas cuisiné lui-même, aurait tenu à un projet d’une sorte d’endo-cannibalisme, consommation des intérieurs. Mais Daniel Spoerri confia récemment (communication personnelle) que son père, celui qui fut assassiné, aimait à servir à son propre père, cantor dans la synagogue voisine, des tripes lorsqu’il venait déjeuner, et ceci afin de lui déplaire, lui-même s’étant converti au protestantisme. Comme on le sait, toute œuvre forte est polysémique, et le discours de l’artiste n’est pas toujours le plus décisif ni le plus pertinent, tant il peut y avoir de hiatus entre la création et les mots pour en parler.
Dès l’origine, Daniel Spoerri avait prévu d’entreprendre un jour la fouille archéologique de cet événement. Un archéologue, Éric Godet, orientaliste de formation et qui travailla au service archéologique de la Ville de Paris, fut associé à l’événement et participa au banquet. Toutefois, il rentra plus tard dans les ordres et, commenta sobrement Spoerri dans un des films qui lui ont été consacrés : « Quand on trouve la foi, on perd les assiettes ». Le parc lui-même, loué ensuite par le mécène Jean Hamon à la Fondation Cartier jusqu’en 1994, tomba après cette date à l’abandon, tout comme les imposantes autres œuvres de Nouveaux Réalistes qui y avaient été installées, L’hommage à Eiffel de César, assemblage de pièces usagées de la Tour du même nom, Le Long-Term Parking de Arman, impressionnant empilement de voitures coulées dans le béton, le bunker allemand décoré par Niki de Saint-Phalle, ou encore les Six Ifs de Raymond Hains. Mais de toutes ces œuvres, actuellement en déshérence et au statut juridique flou, le Déjeuner sous l’Herbe était la seule invisible, parfois encore perceptible à certaines époques de l’année par les différences de teintes de la pelouse où elle avait été creusée, mais plus tard recouverte d’un bâtiment léger prévu pour des expositions, lui-même rasé au terme d’un imbroglio judiciaire.
Le déterrement du Déjeuner
C’est l’anthropologue Bernard Müller, visionnant en 2008 le film déjà cité de Camille Guichard et Anne Tronche de 1997, qui découvrit l’existence de cette fouille perdue et contacta Daniel Spoerri, lequel donna son assentiment avec enthousiasme. N’annonçait-il pas lui-même en 1997 ce projet, s’il se faisait, comme celui des « premières fouilles de l’art moderne » ? Bernard Müller contacta ensuite Jean-Paul Demoule pour mettre sur pied les fouilles, en collaboration avec l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), lesquelles se déroulèrent en juin 2010. Elles ont été abondamment médiatisées et se sont prolongées sous différentes formes, expositions, rapports de fouilles, catalogues, moulages, pour s’achever en principe un jour par un réenfouissement des vestiges archéologiques, et sans doute aussi, à intervalles espacés, par d’autres sondages sur la tranchée artistique, afin d’observer l’évolution des vestiges tout en prolongeant la performance.
Quelques remarques archéologiques préliminaires peuvent en être tirées.
En premier lieu, est-ce de l’archéologie ? Pour les archéologues américains tenants de la Garbage Archaeology comme William Rathje, la fouille de poubelles contemporaines a apporté des informations décisives sur le comportement de la société américaine et ses conduites de gaspillage, résultats en contradiction avec ce que les intéressés prétendaient faire lorsque des sociologues les interrogeaient. De même, parmi les dizaines d’articles et d’émissions qui ont été consacrés à la fouille du Déjeuner, pratiquement aucun journaliste n’a douté qu’il s’agissait effectivement d’archéologie, pas plus que les visiteurs du site.
Une demande officielle de fouille avait été soumise en novembre 2009, conformément à la législation, au ministère français de la Culture. Ces demandes sont examinées par un comité d’experts, la « Commission interrégionale de la recherche archéologique » (CIRA). Concernant cette fouille, l’avis de la CIRA, formulé lors de sa réunion des 11 au 13 janvier 2010 et transmise ensuite le 10 mai suivant par le Préfet de la région Ile-de-France via son Service régional de l’archéologie (référence BF/NI2010-2160), se concluait ainsi : « La commission considère que cette demande de fouille programmée, par son objet, ne relève pas de la recherche archéologique telle que définie dans le code du patrimoine ». Sans citer ici le détail de cet avis de deux pages qui pose aussi les questions de propriété artistique, on retiendra qu’il écarte l’intérêt archéologique de la démarche, tant sur son caractère expérimental et technique, que sur le fond du débat, précisant même : « Quant à un débat sur la nature de l’archéologie et ses limites, il est de fait faussé par le personnalité même du porteur du projet ».
Le code du patrimoine donne pourtant du champ de l’archéologie une définition fort large, formulée dans son article L. 510-1 : « Constituent des éléments du patrimoine archéologique tous les vestiges et autres traces de l’existence de l’humanité, dont la sauvegarde et l’étude, notamment par des fouilles ou des découvertes, permettent de retracer le développement de l’histoire de l’humanité et de sa relation avec l’environnement naturel ». La question ainsi posée est donc : « À quelle date prend fin le développement de l’histoire de l’humanité ? ». Ce débat avait déjà eu lieu au début des années 1990, quand fut fouillée en Lorraine la tombe collective retrouvée de l’écrivain Alain-Fournier, auteur du Grand Meaulne et mort au début de la Première Guerre Mondiale. Fouiller cette tombe était-il un simple acte de récupération de corps, ou bien un acte archéologique relevant d’une autorisation de fouille ? Il fut décidé que c’était bien de l’archéologie, décision pertinente car la fouille permit d’éclairer les circonstances de la mort de l’écrivain, fusillé par une troupe allemande, avec d’autres soldats français, pour avoir attaqué et pillé une ambulance allemande sur l’ordre de leurs supérieurs. Depuis lors, l’archéologie du passé récent et du temps présent a fait en France l’objet de colloques et de nombreux travaux. On considère désormais que les vestiges de la Seconde Guerre mondiale en relèvent, et un groupe international d’archéologues a même entrepris de recenser les « objets extra-terrestres », c’est-à-dire non pas ceux fabriqués par les Martiens, mais ceux laissés dans l’espace par les humains, notamment sur la lune et sur Mars, et qui appartiennent désormais à l’histoire de la conquête spatiale – sans compter la Garbage Archaeology états-unienne.
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On peut donc considérer la position de cette Commission, consultative il est vrai mais composée d’archéologues, comme très en retrait par rapport à l’état actuel du débat. Notons que le refus d’autorisation ne revenait pas à interdire la fouille mais à considérer que, ne relevant pas de l’archéologie, chacun était libre de creuser à cet endroit, si le propriétaire et l’artiste en étaient d’accord.
En réalité, du seul point de vue archéologique, la fouille du Déjeuner sous l’Herbe a constitué un apport scientifique sur au moins quatre points :
a) Dans les rapports entre oral ou écrit d’une part, et archéologie de l’autre, c’est à dire entre histoire et archéologie (la seconde ayant été longtemps considérée comme « une discipline auxiliaire » de la première), plusieurs contradictions sont apparues. En particulier l’emplacement réel de la tranchée différait très sensiblement de là où le situait, vingt trois ans plus tard, plusieurs témoins – dont l’artiste lui-même, le propriétaire du château et d’autres convives. Certains se souvenaient de tables en bois naturel, d’autres en aggloméré – cette dernière matière étant la bonne. Plusieurs niaient la présence de tout gobelet ou assiette en matière plastique : ils ont été pourtant retrouvés en abondance. Il existe aussi des écarts notables entre trois listes de convives, celle de ceux officiellement invités, celle de ceux effectivement présents (ce qu’attestent les photographies, entre autres), et celle de ceux qui affirment y avoir été (ou aussi bien n’y avoir pas été).
b) Concernant les méthodes et techniques de l’archéologie, il est significatif que plusieurs laboratoires et chercheurs éminents aient souhaité être associés aux analyses postérieures à la fouille, physico-chimiques ou bien des sciences de l’environnement. En effet, le Déjeuner sur l’Herbe permet de pratiquer l’expérimentation, la date d’enfouissement, ses conditions et une partie des objets enfouis étant connus. La recherche par exemple de matériaux organiques invisibles macroscopiquement à l’œil nu peut ainsi être pratiquée. Le temps écoulé, vingt sept ans, de l’ordre d’une génération, permet d’étalonner les processus de dégradation taphonomique des différents matériaux.
c) Du point de vue « rudologique », c’est-à-dire de la connaissance des processus de dégradation des différents types de rebuts, la fouille apporte également des informations aux gestionnaires de déchets. Le parfait état de conservation, par exemple, des gobelets en plastique au bout de vingt sept ans est frappant, et contraste avec la quasi dissolution du bois aggloméré.
d) Enfin la fouille fournit des renseignements sociologiques sur les manières de table des happy few du milieu de l’art français du début des années 1980. Outre la disposition des couverts (fourchettes et couteaux avaient été placés dans les assiettes, indiquant ainsi que le plat était terminé), on note que, sachant qu’ils devaient apporter leurs couverts et des objets personnels, lesquels seraient enterrés, les convives avaient en général choisi des objets de peu de valeur. Les quelques pièces de monnaies laissées sur la table, si elles sont un précieux moyen de datation post quem, ne dépassent guère la valeur faciale des dix centimes de l’époque … Parmi les objets personnels, une brosse à dent usagée au manche en forme de femme nue (aussitôt baptisée « Venus de Jouy » par les fouilleurs), posée dans une assiette, ne représente pas non plus un bien très précieux. Il est vrai que les convives qui occupaient les six mètres de table fouillés n’ont jusque-là pas été identifiés. Les maîtres de cérémonie, Daniel Spoerri en premier, occupaient d’après les photographies et les témoignages l’extrémité de la tablée ; cet emplacement n’a intentionnellement pas été fouillé.
L’équipe
La fouille eut lieu du 31 mai au 7 juin 2010, sous la responsabilité scientifique de Jean-Paul Demoule. Y participèrent directement, du côté de l’Inrap, Aurelia Alligri, Michel Baillieu, Mehdi Belarbi, † Sandrine Henry-Duplessis, Nathalie Karst, Mercedes Pion-Maya, François Renel. Le financement a été assuré par la Direction de communication et du développement culturel de l’Inrap (Paul Salmona) et la logistique coordonnée par Bernard Müller. La couverture photographique a été assurée par Anne Fourès et Denis Glicksman. La prospection électrique préliminaire fut réalisée par Laurent Aubry (CNRS, UMR Trajectoires) et Christian David (Inrap). Le moulage d’une partie de la fouille fut réalisé par Mehdi Belarbi, sur les conseils de Pascal Raymond (Inrap), ainsi qu’une couverture photographique 3D, tandis qu’un enregistrement par scanner 3D fut exécuté par Stéphane Petit (Université de Clermont Ferrand et Veodis 3D). Le moulage fut ensuite tiré en bronze en trois exemplaires sous la supervision de Daniel Spoerri. La médiatisation fut coordonnée par Paul Salmona, Vincent Charpentier et Mahaut Tyrrell (Inrap), et la fouille fit partie de celles présentées au grand public lors de la journée de l’archéologie Inrap/Arte du 5 juin 2010. Le film a été tourné en continu par Laurent Védrine : « Le Déjeuner sous l’herbe », Tingo Film, 52’. Plusieurs laboratoires et chercheurs ont mené ensuite les analyses post-fouilles, dont Martine Regert (CNRS, Cepam, Nice), Stéphanie Thiébault et Véronique Matterne (Museum), Julia Wattez et Muriel Boulen (Inrap), Olivier Weller (CNRS, UMR Trajectoires), Armelle Charrié (Institut de Chimie, CNRS et Université de Strasbourg).
J.-P. D.